dimanche 13 décembre 2015

Bouquins: le Codex Seraphinianus




C’est un gros, un très gros volume. Plusieurs centaines de pages couvertes d’illustrations étranges et de textes qui le sont encore plus, parce qu’écrits dans une langue indéchiffrable basée sur un « alphabet » inconnu. C’est une énigme littéraire et artistique, souvent qualifiée de « livre le plus étrange du monde ». Et en même temps c’est une véritable merveille. C’est le Codex Seraphinianus.

L’auteur, Luigi Serafini, est un dessinateur et artiste italien. De lui on en sait peu, hormis qu’il a travaillé trois ans d’affilée, de 1976 à 1978, à cette sorte d’encyclopédie improbable. Publiée pour la première fois en 1981, rééditée à plusieurs reprises mais malgré tout difficilement trouvable (à un prix accessible !), elle s’est très vite imposée à toute une génération de lecteurs comme un livre à part, inclassable, et, à bien des égards, incompréhensible. Et le pouvoir d’attraction de ce mystère en a fait un mythe.




Le Codex se présente véritablement comme une encyclopédie, séparée en plusieurs chapitres (traitant de biologie, botanique, physique et chimie, mécanique mais aussi Histoire, mode, jeux, gastronomie ou encore urbanisme et architecture) à la présentation rigoureuse. Sauf que si la forme paraît très rigide, le fond lui est complètement loufoque voire absurde. Animaux difformes, machines bizarroïdes, vêtements incongrus, villes fantastiques, transmutations en tout genre, le Codex est en fait l’encyclopédie d’un monde inconnu, qui n’existe pas, qui ne peut pas exister mais prend tout de même vie sous nos yeux. Et c’est justement la présentation quasi scientifique qui fait prendre corps à l’impossible, à l’irréel, lui donne vie et logique.



Sauf qu’en réalité on n’en saura jamais rien. Car le Codex Seraphinianus est écrit dans une langue inconnue et indéchiffrable. Des linguistes et autres spécialistes des codes s’y sont arrachés les cheveux : en vain. Si le système de numérotation des pages a été « cassé », le texte lui est une citadelle imprenable. Trente-cinq ans après sa sortie, le Codex reste un livre qu’on ne peut pas lire.
Alors à quoi bon un livre illisible ? Pour en faire quoi ? C’est justement là l’intérêt en fait : ce livre ne sert formellement à rien, et c’est précisément ce qui en fait un chef-d’œuvre. Par sa présentation rigoureuse, il nous invite à considérer avec sérieux l’impossible, la poésie, le rêve.  Sorte de croisement fertile entre L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert et les Catalogues de Carelman, entre le surréalisme et l’iconographie alchimique et hermétique, le Codex est une somme poétique et surréaliste. La description sérieuse et loufoque d’un univers « autre », où les fruits contiennent des médicaments, où les assiettes mâchent nos aliments, où l’on coule les morts dans des briques transparentes pour construire des bâtiments-cimetières, où les amants fusionnent en animal et où l’on perpétue des guerres terribles avec des machines de cirques. C’est un livre qui raconte des histoires impossibles et incompréhensibles que d’ailleurs nous ne pouvons pas comprendre, sauf à les inventer nous même à partir des illustrations. C’est là le génie du Codex : nous devons en tisser nous-mêmes la trame. Il nous incite à rêver et faire fonctionner notre imagination, notre sensibilité. C’est ce qui rend absolument indispensable ce livre qui ne sert à rien.





Comme dit plus haut, le livre fait l'objet d'un culte depuis sa sortie. On le cherche, on le dissèque, on en parle entre initiés. Il intrigue, et au final quoi de plus normal qu'un ouvrage aussi improbable suscite les passions dans un monde rationnel et fonctionnaliste comme le nôtre. Et il vaudrait peut-être mieux que les choses restent ainsi. Traduire le texte (si tant est que cela soit possible, Serafini lui-même ayant sous-entendu que le texte avait été écrit de façon automatique et n’avait pas de sens) ne rendrait pas service au livre. Cela en briserait le mystère, la magie. Ce qui fait tout l’intérêt du Codex est au contraire de nous pousser à imaginer ce que veut dire le texte, à plonger en nous et donner à chaque image-archétype le sens qui nous plait. En somme le Codex Seraphinianus n’est pas tant un livre qu’un miroir tendu vers notre inconscient, dans lequel se reflètent également tout l’humour et la malice de Luigi Serafini.



Note: vous me pardonnerez pour la piètre qualité des images, je ne suis hélas pas photographe. L'article et les photos sont tirés de l'édition 2013 du Codex parue chez Rizzoli, soit le tirage le plus récent. Il reste trouvable pour le modique prix d'un œil ou d'un rein, au choix.  Et il est agrémenté d'un petit livret intitulé Decodex, où Serafini nous explique qu'il n'est pas le vrai auteur du livre mais qu'il n'a fait que coucher sur papier les rêves que son chat lui dictait par télépathie. Ceci explique cela...