mercredi 15 mars 2017

Oldies - Christian Death, "Insanus, ultio, proditio, misericordiaque" (1990)



Il y a des groupes qui n’ont pas eu une histoire conventionnelle. C’est le cas de Christian Death, qui aura connu deux incarnations (principales) différentes. Après la séparation de la formation d’origine dont n’est resté que le chanteur Rozz Williams, le groupe s’est refondé grâce aux membres de Pompeï 99 dont le guitariste Valor Kand. Des fans qui ont secouru leur groupe culte (bon, le label y était aussi pour quelque chose dans la manœuvre, fallait sauver la vache à lait). Puis Rozz a largué les amarres en 1985 et Valor est resté seul maître à bord. C’est chaotique, à l’image de ce ‘Insanus, ultio, proditio, misericordiaque’ qui n’est pas un vrai album mais une compilation/réenregistrement de chutes de studio. Mais souvent, et on en a ici un bon exemple, c’est dans les pots cassés qu’on fait les choses les plus originales et intéressantes.


‘Insanus…’ (je raccourci le titre: flemme) est donc un pot-pourri de titres inachevés plus qu’un album à part entière, mais il tient toute sa place dans la discographie du groupe. Sorti en 1990, il assemble des titres datant de 85 à 89. Titres disparates, hétérogènes, qui correctement retravaillés donnent un collage gothique fascinant. « Sevanus rex » ouvre l’album sous la forme d’une sorte d’opéra dévoyé d’un neo-classicisme glauque. Percussions martelantes, rythmes menaçants et voix enfantine perturbante de Sevan Kand, fiston de Valor mobilisé ici pour la cause, on embarque direct pour des terres méconnues aux paysages irréels et  macabres.  

Macabres mais variés, en fait Christian Death orne le malsain de différent visages : opéra donc, mais aussi indus noir de chez noir sur « Tragicus conatus », pop goth à la fausse naïveté corrosive sur « Venenum » (chanté par une Gitane Demone envoûtante), goth-rock classique de la mort chrétienne sur un « Infans vexatio » où cette fois c’est Rozz Williams qui prend le micro (sa dernière apparition dans le groupe, voir note en fin de chronique), sans oublier le dyptique final « Mors voluntaria / Vita voluntaria » qui passe admirablement de l’ombre à la lumière, des cris désespérés aux nappes d’orgues éthérées, comme une montée vers le Paradis après le supplice…

Titres de chansons en latin, variété des structures et des styles qui tous reviennent pourtant au sacré, iconographie religio-erotico-mortuaire de rigueur (et de toute beauté, l'artwork dégage une aura sensuelle et mystique) : on est bien dans la tradition de Christian Death. Valor n’a pas chômé pour faire de cette compil’ un enregistrement valable, et il a parfaitement réussi. Car pourtant ce n’était pas gagné de sortir un album cohérent et abouti à partir de chutes de studio laissées de côté au fil de plusieurs années. De ce bricolage casse-gueule est finalement née une œuvre authentiquement intéressante. Ce n’est pas non plus ‘Only Theatre of Pain’ ou ‘Catastrophe Ballet’ mais tout de même. Ce ‘Insanus…’ aussi varié qu’envoûtant est une perle méconnue qui mérite l’attention, d’autant qu’il révèle sa richesse au fil des écoutes.

NB : on conseillera au passage de rechercher en priorité le premier pressage de 1990 de chez Contempo records. Pas pour la collectionnite-first-press-tavu-sucemonzob, mais pour la version d’ « Infans vexatio » avec Rozz Williams… propre uniquement à cette édition ! Y a-t-il eu problème de droits ou embrouille du genre ? N’étant pas spécialiste de l’histoire de Christian Death je ne saurai le dire. Mais les rééditions ultérieures ont été retouchées et la voix de Williams effacée au profit de celle de Valor qui reprend le chant. Honnêtement les deux versions se valent, mais tant qu’à faire autant profiter de l’ultime apparition du chanteur historique au sein de Christian Death. Anecdote qui porte une dernière touche improbable et chaotique à un album qui ne l’est pas moins.

samedi 30 juillet 2016

Film: The VVitch (2016)



Une fois n’est pas coutume, on va parler cinoche. Exercice nouveau ici, qui sûrement sera reproduit. En tout cas c’est une œuvre récente qui a motivé l’envie de se tourner vers le septième art. Un petit film qui a fait pas mal parler de lui, souvent en bien, parfois en mal, dans les deux cas pas forcément pour les bonnes raisons.

(Attention, cet article contient des spoilers).

The VVitch (oui avec deux V, orthographe de l’époque oblige), A new-England folktale, long-métrage américano-canadien de Robert Eggers.

L’histoire nous plonge dans l’Amérique du début du XVIIème siècle (1630 pour être précis). Une famille de colons part vivre seule dans une ferme à la lisière des bois, après avoir été expulsée du village car jugée trop puritaine par leurs concitoyens. Ces braves gens s’apprêtent à affronter la nature ne comptant que sur leurs mains et l’aide de leur Seigneur Jésus Christ pour survivre. L’aventure va tourner court : mort de leur nourrisson, récoltes gâtées, animaux de la ferme de plus en plus rebelles et folie paranoïaque affectant progressivement mari, femme et enfants. Le film présente le naufrage progressif d’une cellule familiale confrontée à l’adversité. Et pas n’importe quelle adversité : le Malin, qui rôde dans les bois sous la forme d’un lièvre, d’un bouc ou encore d’une sorcière. Mais… existe-t-elle vraiment ?
 
La confrontation avec la nature et la solitude va être le révélateur de tout ce qui ne va pas chez cette famille qui se veut si parfaite. La forêt en particulier est plus qu’un élément de décors : c’est le symbole et la porte de l’inconscient, du refoulé, de l’imaginaire, dont la découverte progressive va avoir des conséquences dévastatrices. 

Dans les bois, personne ne vous entendra prier.


La folie s’installe progressivement dans cette famille déjà pourrie à la base. Nos héros ne sont ni plus ni moins que des fous de Dieu pour qui tout dans le monde, absolument tout, y compris et surtout eux-mêmes, est source de péché. Le Mal les entoure, la vie est une lutte constante pour racheter leurs fautes. Une fois isolés dans un milieu naturel hostile il n’y a rien de plus normal que de fantasmer le Diable derrière chaque tronc d’arbre. Une pomme moisie, un animal qui rôde, un objet qui disparait, tout devient signe, manifestation, danger. Des dangers avant tout présents dans le cœur de personnes fragiles, à commencer par les enfants. Le jeune Caleb, fidèle à son père mais à qui son âge commence à jouer des tours en éveillant sa libido (et transformant sa propre grande sœur en objet constant de fantasme) ; et cette sœur justement, Thomasine, dont la présence diaphane traverse le film. Une fille en plein doute, tiraillée entre son éducation religieuse, la peur de ses parents, et un désir d’émancipation difficile à contenir. Thomasine qui peu à peu se rêve sorcière, perdant progressivement pied avec la réalité : est-elle possédée, voire sorcière sans le savoir ? Est-elle manipulée, ou folle ?

Le bouc est votre ami. Le bouc vous veut du bien. Faisez confiance à le bouc. 

C’est le point le plus intéressant de The VVitch : le refus constant de donner une réponse claire à l’intrigue.  Tantôt la sorcière est présentée clairement comme existant, tantôt sa présence est mise en doute et le scénario laisse plus à penser que ces braves paysans sont en train de créer eux-mêmes leur propre Diable. Car The VVitch, contrairement à ce qui a été raconté ici ou là, n’est PAS un film d’horreur. C’est un huis-clôt psychologique teinté de fantastique, certainement pas un film d’épouvante. Son but n’est pas de faire peur. Il montre les dérives mentales d’une famille fondamentaliste qui tombe dans le piège de la superstition et de la folie paranoïaque qu’elle tisse elle-même à cause de son endoctrinement religieux. Tout est sujet au doute : les attitudes et discours de plus en plus ambigus des personnages, les manifestations de plus en plus violentes de la sorcière qui gardent tout de même un côté réaliste… en fait tout est affaire d’interprétation : le Mal est-il dans la nature ou dans notre œil ?


La façon dont les personnages sombrent dans la folie et l’hystérie, dont ils s’accusent mutuellement, dont ils voient progressivement le Diable apparaitre, rappelle bien des évènements historiques réels. Un des plus connu est l’affaire des diables de Loudun, incroyable histoire d’hystérie et de paranoïa collective née (en… 1630, tiens tiens…) dans l’univers cloîtré d’une petite ville pieuse et de son couvent, et où les apparitions démoniaques et les possessions se sont multipliées sur la base de la bigoterie, de l’ennui, de la rumeur, du fantasme… il n’y avait pas de diable à Loudun, rien qu’un homme d’Église libidineux et des bonnes sœurs enfermées et frustrées, qui ont fantasmé un démon lubrique. Le reste n’est que mouvements de foule et intrigues politiques. Mais l’affaire est restée dans les mémoires comme l’exemple parfait de la création d’une hystérie collective qui se génère toute seule.


On retrouve ça dans le développement psychologique des personnages de The VVitch. Une ambiguïté permanente, intelligente, qui laisse toujours une porte ouverte à l’imagination. Et pourtant le film redonne ses lettres de noblesse (poisseuse) à l’image de la sorcière. Ici elle ne fait qu’un avec la nature, et elle est impitoyable. Elle envoûte pour détruire, elle fait le mal, elle tue. Y comprise et surtout des bébés. La scène d’infanticide du début de film est glaçante, épouvantable, hypnotique, magique. Thomasine elle rêve, hésite, lutte contre ce Mal qui l’attire, nie, puis y cède et rejoint le Sabbat après avoir signé le Livre de l’Homme Noir. Elle quitte le monde de l’Esprit et entre dans les flammes, dans le monde de la sensualité, du corps, scène onirique d’une beauté visuelle marquante.

La forme justement, parlons-en : The VVitch est une réussite esthétique. La photo est superbe et très travaillée. La reconstitution de la Nouvelle Angleterre du XVIIème siècle est quasiment scientifique. On sent aussi en permanence l’influence des grands maîtres de la peinture (Holbein, Goya, Bacon, Millet entre autres sont invoqués tout au long du film) dans la construction des cadres, l’usage de la lumière (avec beaucoup de clairs obscurs) et la symbolique. Surtout cela soutient le propos du film et colle à l’atmosphère comme à l’évolution des personnages. C’est parfaitement visible dans le traitement de la couleur par exemple : le quotidien est filmé dans des teintes désaturées, grises et mornes, comme la vie et le mental des personnages ; les scènes relatives à la sorcellerie (donc à l’inconnu, à l’inconscient et au désir) sont très chargées en teintes rouges ou ocres, vivantes, violentes. Illustration de ce qui se passe dans la tête de Thomasine, fille frustrée et malheureuse, qui fantasme la sorcellerie comme un échappatoire.

 Je n'arrive pas à dire si c'est un clin d’œil à Francis Bacon ou à la pochette de 'Reign in blood'...
La musique enfin, est LE point fort du film. Le score de Mark Korven est magnifique, une sorte d’ambiant rituel joué en grande partie avec des instruments traditionnels désaccordés mais aussi des éléments naturels (bois, pierres…). La musique se fait discrète, absente ou presque des scènes de vie quotidienne, plus portée à accompagner les scènes de forêt ou de sorcellerie. Elle introduit la tension et le mystère, toujours liés à la nature et l’ombre, donc l’inconscient. Se rapprochant de ce que font des groupes comme Aghast ou Hexentanz, elle contribue énormément à l’ambiance et l’aura du film.

Bilan: The VVitch est -à mon avis-, une réussite. Malgré (grâce à ?) sa lenteur et son refus volontaire du spectaculaire et de la facilité, il impose une personnalité forte. C’est un film intelligent qui joue habilement sur les fausses pistes et le doute. Il laisse toujours plusieurs interprétations possibles. En somme il respecte l’imaginaire de ses spectateurs plutôt que de les prendre pour des cons en ne leur laissant qu’un seul sentier bien balisé à suivre. C’est agréable de voir une œuvre présenter pour principal argument son mystère, sa magie, quitte à y perdre volontairement en clarté. Mais le sujet s’y prête : puritanisme mortifère, maléfices envoûtants, discours hypocrites et péchés bien naturels, tout n’est que faux-semblants dans ce monde d’intolérance et d’obscurantisme. Au point qu’on ne sait plus qui est bon et qui ne l’est pas, et si le Mal est vraiment là ou si nous ne le créons pas plutôt nous-même. Mais -comme on dit- la plus grande astuce du Diable n’est-elle pas justement de nous faire croire qu’Il n’existe pas ? Une astuce que The VVitch arrive à mettre magnifiquement en images.


mercredi 30 mars 2016

Oldies - Neptune Towers (1994)



Monsieur "Fenriz" Gylve Nagell a toujours été quelqu'un d'hyperactif. Mais paradoxalement sa célébrité en tant que batteur de Darkthrone a un peu fait passer à l'arrière plan ses autres projets. Et il y en a pourtant eu quelque uns! Une ribambelle de groupes punk/thrash/crust qui n'ont mené à rien ou presque, la musique folk/viking de Storm, déjà plus intéressante, et surtout le black metal à corne à boire d'Isengard (dont personnellement je n'ai jamais compris le succès tant ce truc oscille entre inutilité intrinsèque et ridicule le plus complet). Bref, on pourrait faire une encyclopédie de tout ces projets, mais ici je n'en retiendrai qu'un. Peut-être le moins connu et le plus bizarroïde.



 Et là vous allez me dire: "ça sent le LSD". Bien vu. 
 
Neptune Towers n'est rien d'autre qu'un expérimentation chelou qui explore les terres improbables de l'ambiant et du krautrock. Oui oui, le mec qui a pondu Transylvanian hunger et Panzerfaust et qui là nous fait du Tangerine Dream, c'est bien de ça qu'on parle. Et attention, en plus il y a concept: deux albums, de deux titres chacun, à écouter d'une traite. Un voyage spatial mis en musique, une odyssée sonore et hallucinatoire vers « l'Empire Algol ». Une plongée dans les ténèbres d'outre-dimension, à base de synthés éthérés, de rythmiques de pulsars, de larsens et autres distorsions qui vibrent comme le vent solaire s'écrasant sur la magnétosphère de Saturne.

Les deux opus sont sortis dans la semi-clandestinité chez Moonfog. On ne pourra pas dire que ça aura marqué grand monde, le projet est même vite retombé dans les oubliettes de l’Histoire du metal. En même temps c’est tout sauf du metal, justement. Trop barré pour le chevelu lambda ? Pas dans l’air du temps ? Le public s’est vitre divisé en deux : la grande majorité des « rien à carrer » et le petit groupe des initiés qui ont senti le potentiel de la chose et l’ont élevée au statut d’œuvre culte. 

Il faut dire qu’encore aujourd’hui, écouter Neptune Towers est une expérience un peu à part. Si certains sons et effets légèrement prout-prout ont vieillit et font sourire l’ensemble tourne vite à l’onirisme inquiétant, voire au glauque cosmique. Ces disques sont habités. Il se passe quelque chose. Fenriz le dit lui-même dans les liner notes : « Thank you to whatever gave me the Cold Void visions ». Il n’était peut-être pas seul quand il a enregistré ça, comme un démiurge lovecraftien créant sous une influence « autre ». Et l’ambiance qui en ressort passe constamment du psychédélisme spatial à la vénération yog-sothothienne. A la fois trippant et flippant.



Ce type fait souvent n’importe quoi. Mais il le fait bien.

Et c’est le but : l’absence de chant ou batterie est assumée car ces instruments sont présentés comme trop « terrestres ». Et de recommander en toute lettres dans le livret d’écouter les disques absolument seul, « NOT FOR COLLECTIVE LISTENING ». On connait la répugnance de Fenriz vis-à-vis des concerts (raison pour laquelle ils n’en ont presque jamais fait avec Darkthrone), Ici ça va plus loin : la musique est présentée comme l’antithèse du divertissement, c’est une expérience quasi mystique qu’il convient de ritualiser et vivre en profondeur. Avec une forme de dévotion profonde. Et ça, mine de rien, c’est un parti pris qui a fait date et que de nombreux groupes ont repris à leur compte de nos jours.

Plus de vingt ans après, que reste-t-il de Neptune Towers ? Des cds absolument introuvables, une chouette réédition LP chez Svart Records (un label qu’il est bien), et une réputation qui reste à faire. Franchement ça vaut le coup. Si les tours de Neptune ne se hisseront sans doute jamais jusqu’au panthéon du krautrock, ce grand voyage vers le mystérieux Empire Algol mérite largement l’attention des pèlerins de l’expérimentation sonore et du musicalement improbable. Neptune Towers c’est un peu le skeud bizarre qu’on gardera toujours sur les rayonnages de sa cédéthèque, la curiosité qu’on sortira une fois tous les trois ans, mais qui -associée à quelques bougies et éventuellement de sympathiques psychotropes- procurera quelques frissons pénétrants à vos rêveries solitaires.

ESCAPE THE EARTH.