mardi 27 mars 2012

RIP Jean 'Moebius' Giraud, 1938-2012


(en guise de premier article pour inaugurer ce blog, un modeste hommage à un grand créateur récement disparu. l'analyse plus exhaustive des oeuvres de Moebius fera l'objet de prochains posts)


Le récent décès de Jean 'Moebius' Giraud est l'occasion de revenir, plus que sur une carrière, sur tout un univers façonné d'œuvre en œuvre par le dessinateur prodige. Pierre angulaire de la BD française de la fin de siècle, géniteur des inoubliables Blueberry, John Difool, Arzach et Major Grubert, co-fondateur de la revue Metal Hurlant et de la maison d'édition Les Humanoïdes Associés… et surtout inspirateur d'un nombre incalculable d'artistes divers, Moebius/Gir a laissé ce monde pour en rejoindre un autre. Un choc pour beaucoup ayant eu l'esprit frappé à la découverte de l'œuvre du maître. Et pas que par simple plaisir de bédéphiles. L'imagination ne fonctionne plus tout à fait pareil après la lecture du Cycle d'Edena ou du Garage hermétique. Comme tout choc profond et authentique, il a laissé des traces sur le long terme. Et ce à plusieurs niveaux.

Plus qu'un décors, c'est en effet une démarche qui était instaurée: la bande dessinée de Moebius est avant tout un univers de poésie libre. Liberté de ton, qui mêle et fusionne constamment les contraires: la petite aventure et la grande épopée, le comique et le tragique, le noble et le trivial, les non-dits et les symboles souvent lourds de sens. Liberté de méthode et de création, parfois jusqu'à l'absurde, tel le Garage hermétique crée presque par accident et élaboré planche par planche en improvisation complète, sans fil directeur prédéfini. Du "dessin automatique"? Une écriture humaine en tout cas, libérée des carcans moraux et fausses pudeurs, des dogmes de l'orthodoxie dessinée et des idées préconçues. Cette liberté, cette défiance (volontaire?) aux normes, aux habitudes, sont des axiomes structurants de l'œuvre de Moebius.



Le sujet de la quête métaphysique est aussi une récurrence chez Moebius/Giraud. On connaît bien son intérêt marqué pour le chamanisme, en particulier amérindien. On oublie souvent ses relations passées avec le chantre de l' "instinctothérapie", Guy Claude Burger (le "maître Burg" des jardins d'Edena). C'est en tout cas toujours d'un "autre" et d'un "ailleurs" qu'il est question dans la BD de Moebius. D'un concept qui nous échappe tout en redéfinissant notre monde-perception. Qu'il s'agisse du passé caché dans le sous-marin rouge du Maître des voies, du présent chaotique dans lequel John Difool se sent constamment dépassé, des passions inavouables ou des élévations spirituelles les plus hautes, des mondes les plus étrangers ou de la réalité la plus terre à terre, tout devient lieu ou objet de quête, de découverte, et en particulier de soi. Giraud est le peintre des grands espaces, que ceux-ci soit naturels (le désert, obsession permanente de Blueberry à Arzach) ou intérieurs. Le paysage n'est jamais que le reflet de l'âme de celui qui le parcours. Au vide de l'horizon ne correspond souvent qu'un grand vide métaphysique que le voyageur cherche à combler. La réponse est souvent à portée de main, et pourtant nécessite toujours d'une façon ou une autre une initiation pour être trouvée. Introspection, quête, sacrifice… et rêve. C'est dans les différents plans de la perception, dans le mille-feuilles du sommeil paradoxal, dans les replis de l'illusion que se cache notre vérité intime. Et c'est dans ces labyrinthes de l'esprit, terrains propices à tous les délires scénaristiques, que Moebius nous emmenait nous perdre… pour mieux se trouver. Et toujours sans se départir d'un humour vif et décalé, "sourire d'une intelligence" ô combien féconde.


Cet humanisme réel -non une tolérance de façade pour le genre humain mais un attachement sincère pour les mystères et potentialités de l'âme-, cet place prépondérante donnée au rêve, ce mysticisme naturel, autant que son talent, sont sûrement les raisons qui ont amené Moebius à collaborer avec tant de grands noms, en particulier cet autre grand allumé inclassable et génial qu'est Jodorowsky. Et qui fait aussi qu'il demeure reconnu internationalement en tant qu'artiste. En tant que créateur d'un univers propre, à l'instar d'un Miyazaki.

Moebius s'en est allé, au terme d'une longue lutte contre le cancer. Le créateur de mondes, qui fouillait toujours au plus profond de la vie, n'est plus. Mais il est encore, plein de son mystère et de son humanité, planant au dessus de nous comme Arzach l'arpenteur volant au dessus du désert sur son grand oiseau blanc. Et il le restera. 
Parce qu'ils sont fait de la même matière que l'homme, de ses espoirs et de ses peurs, il y a des rêves qui ne connaissent jamais de fin. 

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