(en guise de premier article pour inaugurer ce blog, un modeste hommage à un grand créateur récement disparu. l'analyse plus exhaustive des oeuvres de Moebius fera l'objet de prochains posts)
Le récent décès de Jean 'Moebius'
Giraud est l'occasion de revenir, plus que sur une carrière, sur tout un
univers façonné d'œuvre en œuvre par le dessinateur prodige. Pierre angulaire
de la BD française de la fin de siècle, géniteur des inoubliables Blueberry,
John Difool, Arzach et Major Grubert, co-fondateur de la revue Metal Hurlant et de
la maison d'édition Les Humanoïdes Associés… et surtout inspirateur d'un nombre
incalculable d'artistes divers, Moebius/Gir a laissé ce monde pour en rejoindre
un autre. Un choc pour beaucoup ayant eu l'esprit frappé à la découverte de
l'œuvre du maître. Et pas que par simple plaisir de bédéphiles. L'imagination
ne fonctionne plus tout à fait pareil après la lecture du Cycle d'Edena
ou du Garage hermétique. Comme tout choc profond et authentique, il a
laissé des traces sur le long terme. Et ce à plusieurs niveaux.
Plus qu'un décors, c'est en effet
une démarche qui était instaurée: la bande dessinée de Moebius est avant tout
un univers de poésie libre. Liberté de ton, qui mêle et fusionne constamment
les contraires: la petite aventure et la grande épopée, le comique et le
tragique, le noble et le trivial, les non-dits et les symboles souvent lourds
de sens. Liberté de méthode et de création, parfois jusqu'à l'absurde, tel le Garage
hermétique crée presque par accident et élaboré planche par planche en
improvisation complète, sans fil directeur prédéfini. Du "dessin
automatique"? Une écriture humaine en tout cas, libérée des carcans moraux
et fausses pudeurs, des dogmes de l'orthodoxie dessinée et des idées
préconçues. Cette liberté, cette défiance (volontaire?) aux normes, aux
habitudes, sont des axiomes structurants de l'œuvre de Moebius.
Le sujet de la quête métaphysique
est aussi une récurrence chez Moebius/Giraud. On connaît bien son intérêt
marqué pour le chamanisme, en particulier amérindien. On oublie souvent ses
relations passées avec le chantre de l' "instinctothérapie", Guy
Claude Burger (le "maître Burg" des jardins d'Edena). C'est en
tout cas toujours d'un "autre" et d'un "ailleurs" qu'il est
question dans la BD de Moebius. D'un concept qui nous échappe tout en
redéfinissant notre monde-perception. Qu'il s'agisse du passé caché dans le
sous-marin rouge du Maître des voies, du présent chaotique dans lequel John
Difool se sent constamment dépassé, des passions inavouables ou des élévations
spirituelles les plus hautes, des mondes les plus étrangers ou de la réalité la
plus terre à terre, tout devient lieu ou objet de quête, de découverte, et en
particulier de soi. Giraud est le peintre des grands espaces, que ceux-ci soit
naturels (le désert, obsession permanente de Blueberry à Arzach) ou intérieurs.
Le paysage n'est jamais que le reflet de l'âme de celui qui le parcours. Au
vide de l'horizon ne correspond souvent qu'un grand vide métaphysique que le
voyageur cherche à combler. La réponse est souvent à portée de main, et
pourtant nécessite toujours d'une façon ou une autre une initiation pour être
trouvée. Introspection, quête, sacrifice… et rêve. C'est dans les différents
plans de la perception, dans le mille-feuilles du sommeil paradoxal, dans les
replis de l'illusion que se cache notre vérité intime. Et c'est dans ces
labyrinthes de l'esprit, terrains propices à tous les délires scénaristiques,
que Moebius nous emmenait nous perdre… pour mieux se trouver. Et toujours sans se départir d'un humour vif et décalé, "sourire d'une intelligence" ô combien féconde.
Cet humanisme réel -non une
tolérance de façade pour le genre humain mais un attachement sincère pour les
mystères et potentialités de l'âme-, cet place prépondérante donnée au rêve, ce
mysticisme naturel, autant que son talent, sont sûrement les raisons qui ont
amené Moebius à collaborer avec tant de grands noms, en particulier cet autre
grand allumé inclassable et génial qu'est Jodorowsky. Et qui fait aussi qu'il
demeure reconnu internationalement en tant qu'artiste. En tant que créateur
d'un univers propre, à l'instar d'un Miyazaki.
Parce qu'ils sont fait de la même matière que l'homme, de ses espoirs et de ses peurs, il y a des rêves qui ne connaissent jamais de fin.
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