Qu'ont en commun Igor Stravinski,
Sonic Youth, Piet Mondrian, Pierre Henry, Einstürzende Neubauten, les
futuristes italiens, les musique concrète, indus, noise ou electro? Une
influence commune et considérable: un livre, L'art des bruits.
Ce petit manifeste, on le doit à un homme: Luigi Russolo.
Cet artiste protéiforme italien est né en 1885, dans une famille de musiciens.
Il s'oriente initialement vers le violon avant de plaquer la musique pour
choisir la peinture. C'est au sein du courant du futurisme qu'il va débuter sa
carrière. Ami des fondateurs du mouvements, Boccioni et Marinetti, il partage
avec eux le même rejet de la tradition, la même insoumission à l'orthodoxie
artistique du début du siècle, et la même fascination pour les machines, la
science, le progrès. Il co-signera d'ailleurs plusieurs manifestes.
Une de ses première oeuvres: Dynamisme d'un train, 1912.
Mais c'est avec la redécouverte
de la musique qu'il va se faire connaître et passer à la postérité. A l'origine
il prend la défense de son ami, le musicien futuriste Balilla Pratella, dont
les concerts déclenchent polémiques et empoignades. De là naîtra une réflexion
sur l'origine même de la musique. A un monde antique qui n'était "que
silence", si l'on excepte les bruits de la nature, Russolo oppose le
monde nouveau né au XIXème siècle: celui des usines, des machines, le monde du
bruit. Et d'en tirer une conclusion: le progrès scientifique et industriel a
révolutionné le monde auditif de l'homme, lui a ouvert les portes d'une
infinité de sons nouveaux, de fréquences sonores inconnues, qui se doivent de
servir de matériau brut pour l'établissement de nouvelle règle harmonique,
d'une nouvelle musique. "L'art musical rechercha tout d'abord la pureté
limpide et douce du son. […] Aujourd'hui l'art musical recherche les amalgames
de sons les plus dissonants, les plus étranges, les plus stridents. Nous nous
approchons ainsi du son-bruit. Cette évolution de la musique est parallèle à la
multiplication grandissante des machines qui participent au travail humain.
Dans l'atmosphère retentissante des grandes villes […] la machine crée
aujourd'hui un si grand nombre de bruits variés que le son pur, par sa
petitesse et sa monotonie, ne suscite plus aucune émotion."
Pour Russolo, l'oreille d'un
homme du passé n'aurait pas supporté la stridence et la clameur des machines.
Mais parce que celle de l'homme des XIXème et XXème siècles s'y est habitué, il
faux intégrer ces "sons-bruits" au solfège pour en faire le
"bruit musical".
Le petit manifeste de Russolo
paraît en 1913. Il fera parler de lui, mais pas autant que les concerts que
l'homme met au point! Il fait en effet fabriquer une série d'instruments d'un
genre nouveau, les intonarumori ou "joueurs de bruit", et
développe en parallèle un nouveau solfège et une nouvelle méthode pour composer
et écrire des partitions. Une démarche intégrale qui sera la base de la musique
bruitiste. Ses caisses à bruit sont censées reproduire les bruits de la vie
courante et urbaine, et en retirer une nouvelle harmonie, créer de nouvelles
émotions. Quitte à faire pour cela table rase du passé: dans sa conclusion,
Russolo affirme que les compositeurs doivent non seulement aller de plus en
plus loin dans l'utilisation des dissonance mais qu'ils doivent même remplacer
instruments et orchestres traditionnels –dont la variété de son est jugée trop
restreinte- par des machines reproduisant à loisir l'infinité des bruits. Pour
en retirer de nouvelles émotions, les émotions d'un monde et d'un homme
nouveau. "Chaque son porte en soi un noyau de sensations déjà connues
et usées qui prédisposent l'auditeur à l'ennui […]. Nous en sommes rassasiés.
C'est pourquoi nous prenons infiniment plus de plaisir à combiner idéalement
des bruits de tramways, de voitures et de foules criardes qu'à écouter encore
l' "Héroïque" ou la "Pastorale" ".
Les intonarumori de Russolo.
Russolo donne son premier concert
à Milan en 1914. Parmi les compositions jouées, "Reveil d'une ville"
et "Congrès d'automobiles et d'avions". Il remet ça en 1921 à Paris,
devant un parterre de choix (Stravinski, Mondrian, Revel ou encore Claudel sont
dans la salle)… et déclenche une émeute! Mais l'expérience s'arrêtera là et il
sombrera vite dans l'oubli. D'abord écarté du mouvement futuriste à cause de
son rejet du fascisme, il retournera à la peinture avant de décéder en 1947.
Oublié Russolo? Certainement pas!
Si les rares enregistrements de ses intonarumori n'ont guère laissé de
trace, ses concepts et sa démarche ont influencé un nombre incalculable
d'artistes dans la deuxième partie du XXème siècle. D'abord les défricheurs des
musiques expérimentales et concrètes. Puis l'indus, l'electro, la noise…
jusqu'au rock. Recherche de la dissonance, utilisation harmonique des larsens ou saturations, éclatement des structures musicales,
incorporations de bruits jusqu'au sampling ou aux field recordings qui ne sont
que la continuation logique de son travail… on lui doit un peu tout, directement ou
indirectement. Certains dans le milieu de l'electro utilisent encore sa méthode
d'écriture de partitions, parfois sans le savoir puisque des logiciels de
composition en sont dérivés. Une œuvre de déconstruction/reconstruction non
seulement de la musique, mais surtout de notre propre rapport au son, donc au
beau. Parce que -en bon futuriste, c'est à dire un peu en terroriste créatif- Russolo ne voulait pas uniquement créer un
art nouveau, ni seulement la bande-son de la société moderne, mais de façon
générale ouvrir les oreilles et les esprits et stimuler par la musique-bruit
l'âme et l'intellect. Sans prendre de gants.
"Sortons vite, car je ne puis guère réprimer trop
longtemps mon désir fou de créer enfin une véritable réalité musicale en
distribuant à droite et à gauche de belles gifles sonores, enjambant et
culbutant violons et pianos […]! Sortons!"
Longtemps introuvable, L'art
des bruits a été réédité en français aux éditions Allia (48p, 6,10euros).
Je ne connaissais pas du tout ce personnage. Il m'a l'air très intéressant, merci de la découverte!
RépondreSupprimeroui, son manifeste vaut vraiment le coup d'être lu! en plus il est très court, limpide, bref rapidement digéré. connaissant tes goûts multiples ça devrait te parler, vu que ça touche directement ou non à peu près tous les styles de musique underground de maintenant.
RépondreSupprimer